22
Deux jours après la descente au sujet de la gniole, Sheriff Pemberton s’amenait au roadhouse encore un coup. Il avait Brock Boone avec lui. Ils sont entrés dans le café, où j’étais en train de lire le journal, appuyé contre le billard électrique. Sheriff Pemberton était comme qui dirait pressé. Il a pas pris la peine de dire bonjour.
« Je veux voir Milligan, il m’a fait.
— Je crois qu’il est à la cuisine », j’ai dit. Et je suis allé voir. J’ai poussé les battants de la porte, avec le shérif et Brock sur les talons. Smut était assis à une table avec Dick Pittman. Ils prenaient un coup de café.
Le shérif m’a écarté pour aller plus vite jusqu’à la table. Smut Milligan a levé les yeux.
« Un peu tôt pour sortir, vous trouvez pas shérif ? »
Sheriff Pemberton a montré Dick Pittman. « Je veux ton gars, Milligan. Faut que je l’embarque pour l’interroger. »
Dick a regardé le shérif, et il a bu un peu de café. Il a reposé sa tasse et l’a touillée avec sa cuiller. Il avait pas l’air de saisir ce que venait de dire le shérif.
« L’interroger sur quoi ? Smut a demandé.
— Au sujet du flingue. » Le shérif a envoyé une mince traînée de jus de chique dans la caisse à bois.
« Oh, Smut a fait comme ça. Ça s’embringue mal, alors ? » Smut avait l’air attristé que ça s’embringue comme ça s’embringuait manifestement, même si personne savait de quoi il parlait.
Dick Pittman a laissé tomber sa cuiller sur la table en faisant un potin du diable. Il avait l’air un peu paumé ; probable qu’il commençait à réaliser que c’est de lui qu’on parlait.
Le shérif a cherché quelque chose dans sa veste et il en a ressorti un pistolet. Il ressemblait à celui que Smut avait pris à Bert Ford la nuit qu’on l’avait tué.
« Regarde bien ça, mon gars. Jamais vu avant ?
— J’en ai vu des qui lui ressemblaient drôlement », qu’il a fait Dick. Il a sorti sa carotte de Beech-nut et s’en est fourré un gros morceau dans la bouche ; des longs brins de tabac noir.
« Ça m’étonnerait pas plus que ça, le shérif a énoncé lentement. Il était dans ton casier. »
Dick s’est fendu d’un grand sourire. Ça le gênait d’avoir tout le monde qui le dévisageait comme ça. Mais le sourire a pas fait long feu. « Dans mon casier ? Voulez dire que c’est là que vous l’avez trouvé, dans mon casier ?
— Tout juste. Le jour que je cherchais après la gniole. J’ai regardé dans tous les casiers qu’y a dans ces satanées cabines. Et ça c’était dans le tien. »
Dick était resté la bouche ouverte. Un filet de jus de chique jaune lui a coulé sur le menton et est allé se perdre dans sa barbe. Il s’est essuyé d’un revers de main et s’est remis à bafouiller.
« Je sais rien là-dessus.
— Et si t’y réfléchis deux minutes, tu l’as même jamais vu de ta vie, c’est ça ?
— Non, m’sieur.
— Alors comment ça se fait qu’il était dans ton casier ?
— Quelqu’un a dû le mettre dedans.
— T’as un permis de port d’arme ?
— Non, m’sieur. J’ai pas d’arme non plus. »
Dick commençait à drôlement avoir peur. Il était blanc comme du coton.
Le shérif a remis le pistolet dans sa poche de veste. Il a regardé Dick d’un air dur. « Écoute-moi bien, mon gars. J’ai une douille, là. Une douille que j’ai trouvée près des ruches à Bert Ford. Je l’ai trouvée la première fois que je suis allé voir chez lui, quand on a commencé à raconter qu’il avait mystérieusement disparu. C’est une douille de trente-huit, et ce pistolet que j’ai trouvé dans ton casier est un trente-huit aussi. J’ai vérifié tous les calibres trente-huit que j’ai pu trouver et j’ai fait faire des tests balistiques sur la douille et sur ton flingue. Il y a plusieurs choses que j’aimerais que tu m’expliques. Je t’emmène. »
C’était un drôlement long discours pour quelqu’un comme le shérif. Une fois terminé, il a craché un bon coup dans la caisse à bois. Il restait debout au-dessus de Dick, les mains sur les hanches.
Brock Boone s’est approché de Dick. « J’y passe les menottes, shérif ?
— Tu ferais mieux, oui. »
Brock a refermé une des menottes sur la main droite à Dick, ensuite il s’est passé l’autre à la main gauche.
« C’est pas une façon de passer les menottes à un prisonnier. Un jour tu tomberas sur un dur à cuire aussi costaud que toi et il t’en fera voir de toutes les couleurs, le shérif a fait à Brock.
— Faudrait qu’il soit vraiment balèze, alors. » Brock a tiré Dick d’un coup sec pour le faire lever de table.
« Allez, môme, amène-toi. »
Il s’est dirigé vers la porte, entraînant Dick après lui. Arrivé à la porte il a attendu le shérif.
Dans l’émotion, Dick avait trouvé le moyen de perdre la casquette de pompiste qu’il portait toujours, et il avait les cheveux qui lui venaient dans les yeux. Il a remué les lèvres comme pour dire quelque chose, mais en fin de compte il a baissé les épaules et il est resté planté là, l’air perplexe et inquiet.
« J’ai rien fait de mal, moi », Dick a marmonné. Il s’est tourné vers Smut. « Tu peux pas m’aider, Smut ? »
Smut s’est levé et a repoussé sa chaise sous la table.
« J’arrive en ville dans une minute, Dick. Je vais t’arranger ça. » Et il a fait un clin d’œil à Dick, mais Dick était tout blanc et découragé quand il est sorti du roadhouse avec Brock Boone et le shérif. Planquer le flingue de Bert Ford dans le casier à Dick pour ensuite dire au shérif où il se trouvait, c’était le tour le plus dégueulasse que Smut Milligan avait encore joué à quelqu’un. J’en avais mal au ventre pour Dick. D’un autre côté, j’étais bien content que ce soit pas dans ma malle qu’ils aient trouvé le flingue.
J’ai regardé Smut, mais il était retourné à son café et il avait l’air plongé dans ses pensées. J’ai été l’attendre par-devant.
Il s’est amené au bout d’un moment. Sans me regarder il s’est posé sur un tabouret et il a pris un cure-dent, dans la boîte.
« Je veux te faire mes excuses », j’ai dit.
Il continuait à regarder par terre.
« À propos de quoi ?
— Pour avoir dit que t’avais pas les tripes pour me descendre. Maintenant je sais que t’as les tripes pour faire n’importe quoi.
— Je sais », qu’il a dit.
Il mâchouillait le cure-dent, les yeux fixés sur le tableau Sous les deux transalpins.
« Qu’est-ce que t’as contre Dick ? » j’ai demandé.
Là quand même il m’a regardé. Il a pivoté sur le tabouret et m’a fait face.
« J’ai rigoureusement rien contre lui. Il est bête, mais je l’aime bien. Seulement je préfère que ce soit lui que moi. Ou toi. Toi, tu pourrais causer. En fait, c’est comme un et un font deux que tu mangerais le morceau.
— Quand est-ce que t’as mis le flingue dans le casier ?
— Environ une heure avant que le shérif rapplique, le jour où il est venu soi-disant perquisitionner.
— Et avant, où qu’il était pendant tout ce temps ?
— Là où je pouvais mettre la main dessus. Au début, j’avais la trouille de m’en débarrasser ; si bien que je l’ai gardé. Cette douille qu’a trouvée le shérif, ça me tombe vraiment du ciel.
— Mais ils peuvent toujours pas coincer Dick, j’ai dit. Comment qu’ils vont faire, puisqu’ils ont pas le cadavre ? En fait, ils ont aucune preuve.
— Ils en ont pas besoin. Si tu crois que Brock Boone et John Little sont pas capables de lui faire avouer qu’il a tué Bert Ford, t’as vraiment droit au bonnet d’âne. Ces deux busards-là adorent rien tant que de faire parler un gars. Tu les laisses seulement s’en payer sur Dick une demi-journée, et je te garantis qu’il sera prêt à jurer que non seulement il a buté Bert Ford, mais qu’il l’a mangé aussi. Les os, les poils et tout.
— Bon Dieu ! Tu crois quand même pas qu’ils vont le cogner jusqu’à ce qu’il dise que c’est lui qu’a tué Bert. Écoute, à force de remuer cette histoire, on va bien finir par se faire coincer. Tu nous as collés dans un beau merdier, oui. »
Smut a craché son cure-dent par terre et il a sorti une cigarette de sa poche. « Si tout se passe comme je pense, c’est dans la poche. Tu m’as pas dit que Dick cette nuit-là il était avec une femme mariée du côté de la filature, pendant que son homme se crevait à la tâche en faisant le quart de nuit ?
— C’est ce qu’il m’a dit.
— Ouais, ben je me suis renseigné. Y a qu’une bonne femme dans tout Corinth qu’aurait pu coucher avec Dick, et c’est la femme à Dave Cline. Elle fait la pute à mi-temps. Je mettrais ma main au feu que c’est dans son lit qu’il a passé cette nuit-là, Dick. Mais ça va lui faire une belle jambe comme alibi. Tu penses bien que la bonne femme elle le verra plutôt griller que de reconnaître quoi que ce soit.
— Mais putain, le shérif il sait même pas quelle nuit il s’est fait buter, Bert. Et en admettant, ça fait si longtemps de ça que Dick se rappellera jamais où il était cette nuit-là plus qu’une autre.
— Moi je te garantis qu’il a intérêt à s’en rappeler. Le shérif d’abord il a fini par déterminer la date ; enfin, il en est pas loin.
— Comment que tu sais tout ça ? j’ai fait. Toi et le shérif vous avez l’air copains comme cul et chemise quand personne est là pour le voir. »
Smut a allumé la cigarette qu’il avait gardée au coin de la bouche. Il a pris une grande bouffée et refoulé la fumée par les narines avant de me répondre. « Ouais. On est potes maintenant, le shérif et moi. Il a des ennuis, j’ai des ennuis, on essaie de se donner un petit coup de main, l’un comme l’autre. Un prêté pour un rendu. On en est là, avec le shérif.
— C’est la pire dégueulasserie que j’aie jamais entendue. Tu sais très bien que Dick Pittman a jamais fait de mal à personne, de toute sa vie.
— Sois pas stupide, merde. C’est sur lui que ça retombe, et on en parle plus. Ils vont le condamner, mais ils vont pas le tuer. Merde, tout le monde sait que Dick est bête comme ses pieds. Ils l’enverront seulement au bagne à perpette, et dans dix ou douze ans il sera sorti, et sur les listes de l’aide sociale.
— C’est dégueulasse.
— Tu sais, j’ai bien pensé à mettre le flingue dans ta malle au lieu de son casier. Je suppose que tu serais content, maintenant, si je l’avais fait. Je te jure, de ma vie j’ai jamais vu un cul béni comme t’es devenu tout d’un coup depuis que tu m’as aidé à buter Bert. Et puis merde. Dick il est aussi bien au bagne qu’ailleurs. »
Smut s’est levé à ce moment-là et s’est mis à marcher en rond devant la caisse, les bras croisés sur la poitrine, et puis après derrière son dos.
« Au bagne il mangera aussi bien qu’ici. Il aura ses nippes et son tabac. Il boit pas, alors il sera pas gêné de ce côté-là. Évidemment, il pourra plus s’envoyer de bonnes femmes de la filature, mais pour ça y a pas à se biler, les autorités pénitentiaires veilleront à mettre assez de salpêtre dans son café pour lui rabattre son ardeur. Merde, il sera aussi bien au bagne qu’ici. Plus peinard, même, en un sens.
— Elle est vraiment bonne, celle-là, j’ai dit. D’abord tu t’arranges pour que je t’aide à faire quelque chose sans me dire ce que c’est. Tu me promets juste de l’argent, et quand je découvre que c’est d’un meurtre qu’il s’agit, tu me dis de pas me biler. Tu me bourres le mou avec l’argent. Et en plus, t’essayes de m’empoisonner quand je me mets à le chercher. Et voilà que maintenant tu colles le meurtre sur le dos d’un demeuré. T’as tout pour plaire, toi, je dois reconnaître. »
Smut s’est arrêté de tourner. Il avait un air perplexe sur la figure, un peu comme s’il avait voulu m’expliquer pourquoi il avait agi comme ça mais qu’il savait pas par où commencer. Il s’est remis au comptoir. Il s’est mordu le pouce en regardant par terre.
« Si tu démarres au bas de l’échelle, qu’il a dit, faut être plus dur que ceux qui se trouvent entre toi et le haut. »
Badeye est entré à ce moment-là, et j’ai été dans la cuisine m’en jeter un.